QUE SONT LES HOMEOMERIES ? ANAXAGORE ET LA STRUCTURE DU MONDE

Publié le par athenes-nouvelle.over-blog.com

Nous avons reproduits 8 fragments d’Anaxagore de Clazomènes (B1 à B8). Nous y trouvons un terme « homéomérie » qui ne renvoie à aucun concept philosophique actuel ni à aucun équivalent dans le langage quotidien.

A nous de l’expliquer à nos lecteurs.

Laissons Tout d’abord  Aristote définir  la doctrine d’Anaxagore :

« Anaxagore de Clazoméne [34  ,] l'aîné d'Empédocle, n'était pas arrivé à un système aussi plausible. Il prétend que le nombre des principes est infini. Presque toutes les choses formées de parties semblables, ne sont sujettes, ainsi l'eau, le feu , à d'autre production, à d'autre destruction que l'agrégation ou la séparation : en d'autres termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles subsistent éternellement [35  ] ».

Anaxagore (500 à 428 av. notre ère) ne trouve pas réellement grâce aux yeux d’Aristote car sa doctrine est plus confuse que ne le sera celle d’Empédocle et Aristote sait aussi ô combien les homéoméries ne permettent pas d’asseoir une doctrine idéaliste, car même si les homéoméries ont besoin du « souffle » de l’intellect (Noûs) pour se mouvoir, car elles ne sont dotés d’un « automouvement », cet intellect n’est pas forcément transcendant… mais que dit au juste Anaxagore ?

Les homéoméries sont des composés d’éléments homogènes, si l’on tente de suivre la racine grecque du terme composé de homéo (semblable à) et méria (parties).  Tout ce qui existe est divisible en un nombre infini de qualités différentes, les homéoméries, dont chacune se composent à son tour d’une infinité de particules. Une homéomérie est composée globalement d’un ensemble d’autres particules plus petites. Le sang est composé de gouttelettes de sang, l’os de fragments d’os etc.

Le nombre des homéoméries ne peut être ni augmenté ni diminué. Voilà pourquoi la quantité de matière dont se compose le monde demeure constante, quelles que soient les transformations qu'on y observe. C'est par une erreur de langage que la combinaison des éléments (sugkrisis), et leur séparation (diakrisis) sont appelées naissance et mort. La nutrition d'ailleurs n'est possible que parce que les aliments sont composés des mêmes particules similaires que les organes de la vie qu'ils entretiennent. Ainsi si le blé devient pain, c’est parce que le pain contient des particules de blé et si le pain nous nourrit, c’est parce que le corps humains contient des parties infimes de blé etc.

Comme le souligne le fragment A, 46 : «Anaxagore, fils d'Hégésiboule, de Clazomène, a affirmé que les homéoméries sont principes des êtres. Il lui a paru tout à fait inexplicable que quelque chose devînt du non-être ou pérît en non-être. Or, nous prenons une nourriture qui a une apparence simple et uniforme, soit le pain, soit l'eau. De cette nourriture s'alimentent les cheveux, les veines, les artères, la chair, les nerfs, les os et toutes les autres parties. Il faut dès lors confesser que, dans la nourriture que nous prenons, coexistent toutes choses, et que toutes choses peuvent, par suite, s'en augmenter. Ainsi cette nourriture contient des parties génératrices de sang, de nerfs, d'os, etc., parties qui ne sont reconnaissables que par la raison; car il ne faut pas tout réduire aux sens, qui nous montrent que le pain et l'eau forment ces substances, mais reconnaître par la raison qu'ils en contiennent des parties. De ce que ces parties contenues dans la nourriture sont semblables aux substances qui en sont formées, il les a appelées homéoméries et a affirmé que c'étaient là les principes des choses, les homéoméries comme matière, et l'intelligence qui a ordonné l'univers comme cause efficiente. Il débute ainsi : Toutes choses étaient ensemble, l'intelligence les a séparées et ordonnées. Il faut l'approuver de ce qu'à la matière il a ajouté l'artisan.»

En somme toute chose est une partie de toute chose. Les homéoméries sont toutes les sortes de formes existantes. (Fragment A, 51). Pour Anaxagore, l’objet, le monde lui-même, est une savante unité des contraires que l’on ne peut de manière manichéenne séparer d’un coup de hache (Fragment B 8).

Toutes les choses autour de nous sont composés d’homéoméries tout est divisible en des infimes particules matérielles. Cela rappelle la théorie des atomistes comme Leucippe et Démocrite, mais Anaxagore n’est pas un atomiste et n’annonce pas l’atomisme qui sera plus tardif.

 En effet un atome est pour Démocrite :

 -une particule indivisible

- une particule qui contient son propre mouvement, sa propre capacité d’évolution.

L’homéomérie d’Anaxagore elle ne contient pas d’automouvement, de capacité de changement en elle, mais  recherche ce mouvement dans un principe extérieur. De plus, l’homéomérie est divisible.

Ici il fait revenir à la fameuse tête de bélier unicorne que l’on a apporté à Périclès.  Interrogé sur le pourquoi d’une corne unique, loin des explications mystiques et religieuse, Anaxagore déclare que cette corne est la jonction de deux cornes en fonction d’une malformation de la tête du bélier : « On dit qu’un jour on apporta de la campagne à Périclès une tête de bélier qui n’avait qu’une corne, et que le devin Lampon, ayant vu cette corne forte et solide qui s’élevait du milieu du front, déclara que la puissance des deux partis qui divisaient alors la ville, celui de Thucydide et celui de Périclès, se réunirait tout entière sur la tête de celui chez qui ce prodige était arrivé. Mais Anaxagore, ayant fait l’ouverture de la tête du bélier, fit voir que la cervelle ne remplissait pas toute la capacité du crâne ; que, détachée des parois de la tête, et pointue comme un oeuf, elle s’était portée vers l’endroit où la racine de la corne prenait naissance. Tous ceux qui étaient présents à cette démonstration en admirèrent la justesse…» (Extrait du Fragment A, 17)

Revenons sur le Noûs traductible par l’intellect ou esprit. La théorie des homéoméries n’est pas compréhensible sans ce principe extérieur.

Le noûs est pour Anaxagore juste l’ordonnancement de la matière informe que sont les homéoméries. Les homéoméries agencées par le noûs forment la structure du monde, l’os comme la moelle, comme tout autre objet. C’est le principe extérieur de l’homéomérie nécessaire à celle-ci pour évoluer, muter, changer.

C’est ce que nous livre le fragment A 99 : «C'est encore de la même façon qu'Anaxagore prétend que l'âme (l’intellect) est la cause du mouvement, si c'est lui ou tel autre qui a dit que l'intelligence meut tout l'univers ».

Pour Anaxagore, le Noûs est la partie la fine de l’univers. L’action de l’intellect n’est que mécanique sur les homéomérie et l’intellect n’agit pas comme un principe extérieur providentiel. Du reste, le noûs est présent au sein du monde comme le dit le fragment  B 14 : « Le nous se trouve certainement, maintenant comme toujours, là où sont toutes les autres choses, dans la masse environnante, dans les choses séparées et dans celles qui se séparent ». Il est présent aussi parmi les animaux et les plantes. En effet,  le dernier fragment A (A,116) livre que –au sujet de la plante- : « Anaxagore aurait pu dire qu'elle a un souffle (elle respire) » et finalement cela éclaire la notion de noûs comme une sorte de souffle de vie, si ce n’est le principe de vie lui-même qui donne mouvement aux homéoméries.

Socrate fut d’abord séduit par cette notion de Noûs, jusqu’à ce qu’il perçoive que le noûs n’est absolument pas un principe spirituel. Platon y consacrera en partie le Phédon pour contrecarrer Anaxagore, tout en préservant la notion de noûs.

Même Aristote le reconnait dans sa métaphysique (A –Alpha-, 4) devenu le fragment A, 47  lorsqu’il déclare: « Anaxagore se sert de l'intelligence comme d'une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d'un phénomène, il produit l'intelligence sur la scène; mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause ».

Cet intellect annonce en quelque sorte le Dieu panthéiste des stoïciens comme un souffle qui impulse plutôt qu’un être transcendant, tout comme cela annonce aussi le monisme : tout est dans tout, rien ne se produit ni se créé, tout est déjà présent .

D’ailleurs dans le fragment A, 102 Aristote note  qu’Anaxagore dit que l’homme est le plus raisonnable des animaux parce qu’il a des mains, ce à quoi Aristote s’oppose fermement en élaborant la thèse idéaliste de dire que l’homme est plus raisonnable parce qu’il a reçu des mains.  L’organe produit la fonction pour Anaxagore, ce qui est une forme de théorie de l’évolution précoce, mécaniste alors qu’Aristote pense la fonction (la raison) par l’organe (les mains), que l’homme a reçu i.e de manière « providientielle ».

Dès Socrate, puis avec Platon et Aristote, on a tenté d’arracher ce qu’il y avait de matérialiste dans la conception d’Anaxagore pour tenter de n’en retenir qu’un principe du noûs dévoyé.

Finalement la problématique des homéoméries renvoie à un débat contemporain de l’école australienne de métaphysique. Si pour l’un des grands noms de cette école informelle de philosophie,David Malet Armstrong, le monde est factuel (composé de faits) et d’un certain nombre d’états de choses, pour certains le monde est composé d’entités métaphysiques « les tropes ».

Le trope sera une propriété particulière d’un objet comme le vert d’une feuille par exemple. En quelque sorte une nouvelle sortie spirituelle du concept du noûs. A aucun moment il ne viendra à l’idée de nos nouveaux métaphysiciens de simplement conclure que le vert d’une feuille est lié à la perception d’un spectre lumineux, qu‘il n’est pas une qualité intrinsèque particulière de la feuille puisque le fait d’être « vert » varie dans le temps entre la jeune pousse et la fane.

La différence singulière entre l'homéomérie et le trope est que le premier est une entité matérielle et le second une propriété particulière qui n'est pas sans rappeler la monade, bien qu'il ne s'agit pas d'une entité mais d'une propriété d'un objet.

Mais dans ce monde divisé en une infinité d'éléments, qui est finalement le monde atomique connu de la science, reste à savoir si ce monde (et ses propriétés les plus infimes) existe hors de nous ou non. De même les homéoméries posent la question de savoir s'il existe des universaux dans le monde, puisque tout contient une partie de l'autre.

Cela renvoie à la vieille querelle des universaux qui a tant fait couler d'encre chez les moines copistes du moyen-âge.  Ces universaux sont-il des homéoméries, ou n'existe-t-il pas d'universaux et n'y a-t-il que des particuliers?

Le débat peut s'ouvir à partir de la lecture d'anaxagore.

Pour Anaxagore, comme le veut la légende, seule comptait la « vérité »  et c’est à ce concept que l’autel qui lui fut érigée rendit hommage. Anaxagore fut l’un des premiers à ne pas rechercher l’explication facile, mais la vérité aussi difficile soit-elle. Comme nous l’append le fragment A 40 : « Sur Anaxagore : Certains disent qu'Anaxagore écrivit sur les questions insolubles et avait donné comme titre au livre : les Courroies, parce qu’à causes des difficultés les lecteurs ne pourraient que s'y empêtrer. »

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34  .  Né vers 500 ; ami et, selon quelques-uns, maître de Périclès. Aristote cite souvent la proposition fameuse, début du livre d*Anaxagore : μο ν πάντα.

35   μοιομερ, μοιομερ στοιχεα, μοιομερεαι, telles sont les dénominations sous lesquelles les anciens ont désigné ce principe d'Anaxagore. Ici, Aristote donne μοιομερ.

 

 

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